Un cri, un tout petit cri, à peine perceptible s’échappe de la bouche de la nouvelle-née, un cri grâce auquel la vie s’insuffle en elle. Mary regarde sa fille, un sourire heureux sur ses lèvres pâlies par l’effort. Alaska Anastasia. On lui apporte l’enfant nettoyé, sa peau est encore rouge, presque violette, le regard de la nouvelle mère se fixe dans celui de sa fille, un regard bleu, limpide, métallique, elle perçoit ses cheveux très clairs, presque argenté. Sa fille lui ressemblerait. Alaska, cette petite chose qui lui appartenait, Alaska…

Derrière les carreaux clairs de la fenêtre, la forêt était illuminée, le soleil brillait haut dans le ciel, le sol était couvert d’une fine couche de givre déjà en train de disparaître. Quelques oiseaux chantaient, voletaient légèrement dans le ciel azur. C’était une belle journée.

4 SEPTEMBRE 1993

Alaska ne comprenait pas. Pourquoi était-elle toute seule? Enfin toute seule… Sa grand-mère paternelle était là, malheureusement, elle n’avait que de deux, mais dans sa petite tête, elle savait déjà qu’elle ne l’aimait pas cette grande et sèche dame, trop parfumée. Ce sentiment devait s’accentuer au fil des années. « Reste en place Anastasia! » « Moiiii je suuuuis Alaaskaa » La vieille comtesse était aussi bornée que stupide, et n’appelait que sa fille par son deuxième prénom, qu’elle jugeait mieux que le premier. La petite esquisse un léger mouvement lorsqu’elle voit son père surgir, et avec ses petites jambes elle s’élance vers lui, lâchant son doudou elle vint entouré de ses deux petits bras potelés le mollet de son père. « C’est une fille. » « Comment s’appelle t-elle? » lâche froidement sa mère « Arizona. Ambre. » « Décidément! Chez vous c’est une manie, seuls les deuxièmes noms conviennent. Bien. Félicitations mon fils, maintenant, je rentre. J’ai à faire. »

des années plus tard

Avec agacement Alaska regarde Arizona coiffer ses cheveux blonds de la même manière qu’elle. Sa petite sœur, toujours aussi énervante, se lance dans un bavardage qu’Alaska fait mine d’écouter. Elle s’en fiche. C’est la rentrée aujourd’hui, le passage au niveau supérieur. Elle a neuf ans. Elle jette un coup d’œil à l’horloge. Elles vont être en retard. Dépêche-toi Ari bon sang! Sans attendre sa sœur, elle prend son cartable, sort en vitesse de la chambre, dévale les escaliers exiguë de l’arbre dans lequel ils vivent. Oui, la famille Alchester vivait dans un énorme arbre, à l’intérieur. C’était un drôle d’endroit, mais qui cachait plein de surprises. Sa mère interrompt sa course, son père à ses côtés. « Chérie, ce soir, nous t’attendrons à la sortie de l’école, nous avons une surprise pour toi. »
Alaska ouvre la porte d’un coup de pied. Voilà. Elle est en retard. Aussitôt, elle ferme les yeux, les rouvre, elle est désormais chaussée de roller. Avoir un pouvoir, ça aide beaucoup parfois. Pressée à l’idée d’arriver en retard, elle oublie presque sa surprise, et n’y repense que plus tard dans la journée. Curieuse de nature, la fillette ne peut s’empêcher de regarder à tout bout de champs l’heure. Enfin, l’heure de la délivrance sonne, comme d’habitude, elle fait semblant de prendre les devoirs alors qu’elle n’écrit pas. Ses parents, comme promis, sont là à la sortie.
« Prête ma chérie? »
Alaska ne répond pas, et grimpe dans la voiture. Où vont-ils? Elle n’en a pas la moindre idée. Après ce qui lui paraît une heure, ils arrivent en vue d’un bâtiment sobre, ce qui est presque choquant pour elle, habituée à son monde coloré et chargé. Elle descend, les jambes flageolantes. Il n’y a rien ici, rien à part… Des cris, des cris d’oiseaux. Une femme apparaît à la porte, et les fait entrer. Ses parents échangent des murmures qu’elle ne peut percevoir. Enfin, la femme lui fait signe d’approcher et ouvre une porte. Aveuglée par la lumière, elle ne distingue d’abord rien. Puis elle voit. Des oiseaux partout, petits, grands, de toutes les couleurs, de toutes les races, évoluant sur des terres étonnantes, il y a des falaises, la mer même! Des steppes, des forêts, des prairies. Ébahie, elle entend son père dire « Choisis en un. » Un oiseau. Pour elle. Elle s’avance, se perd. Il y a trop d’oiseaux, comment va-t-elle faire pour choisir? C’est impossible! Soudain, elle se fige, elle a une idée. Elle s’allonge sur le sol. Ce n’est pas elle qui va choisir l’oiseau, c’est l’oiseau qui va la choisir.
Elle attends un long moment, elle a chaud, elle a soif. Rien ne se passe, les oiseaux semblent l’ignorer. Elle ferme les yeux, une ombre passe. Encore une. Alaska ouvre les yeux. Son regard bleu glacial croise celui doré, chaud, d’un aigle royal.

Son regard croise le sien. Il se tient là, majestueux, devant elle, lentement, la fillette se redresse. Un sourire vient illuminer le visage d’Alaska. Elle se relève. Il la suit du regard. Elle s’approche, s’accroupit près de lui. Il est grand. Près d’un mètre. Néanmoins, il est encore jeune. La femme qui l’a accueillie s’approche, lui tend un gant de fauconnier et fait « Il n’a que deux ans, ce n’est pas encore un adulte.  Tes parents t‘attendent, ils ont déjà payés. » Elle s’en va.
Muette, Alaska fixe l’aigle. Un aigle royal. Le sien. Elle enfile fébrilement le gant. L’oiseau s’envole alors, Alaska se relève. Son cœur se brise un peu, va-t-il revenir? Où est-il parti? Puis elle l’aperçoit, il fonce droit vers elle. Elle tend le poing, comme elle a vu faire d’autres avant, l’aigle vient s’y poser en douceur. Il n’est pas lourd, à vrai dire, son poids est le même que celui d’un chat. Alaska caresse doucement ses plumes chocolatés, l’oiseau réagit en plantant ses yeux de rapaces dans les siens. Sevan. Tu seras Sevan.

2009

Concentrée à fond sur un tableau qu’elle est en train de peindre, Alaska n’entend pas tout de suite Sevan entrer par la fenêtre qu’elle laisse toujours ouverte. Finalement, elle se détourne et vient caresser les plumes de son aigle, ça ne lui fait rien, elle le sait, mais elle s’en fiche, elle aime sentir ses plumes, leurs douceurs. L’aigle la suit. Alaska se retourne. Quelque chose cloche. Le mot accroché à la patte de Sevan. Elle se penche, le détache, le déroule. C’est écrit en petit. Néanmoins, la jeune femme arrive à décrypter le message. Difficilement, elle le pose sur la table à côté d’elle. Ses yeux restent perdus dans le vague un instant. Puis lentement, les larmes se mettent à couler. Non. Non. Impossible. Non…
Son visage se crispe, les larmes, chaudes, continuent. Elle se jette sur son lit. Sevan prend un peu d’envol et vient se poser sur son oreiller, duquel s’échappe des plumes. En tant normal elle l’aurait grondé, poussé, mais pas aujourd’hui. Pas maintenant. Tout à l’heure.

« Mlle Alchester,
Nous sommes dans le regret de vous apprendre que vos parents, Mme Mary et William Alchester sont morts ce matin, jeudi 12 juillet, à dix heures. Ce fut un tragique accident.
Votre sœur, Arizona Ambre Alchester, ayant seulement seize ans, et vous, ayant atteint la majorité, et étant sa seule famille, vous êtes désormais officiellement sa tutrice légale.
Toutes nos condoléances. »